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Fieux de Mouhy, C. de, 1750. Rhinoceros in Paris. La bigarure, ou, Meslance curieux, instructif et amusant de nouvelles, de critique, de morale, de poesies et autres matieres de litterature 3: 66-72

  details
 
Location: Captive
Subject: Captivity - Before 1800
Species: Indian Rhino


Original text on this topic:
N°. 9.
Le croiriez-vous, Madame, que notre Commerce de Lettres, & l’empressement que nous avons à vous servir, mon Frere & moi, viennent d’occasionner entre nous une querelle qui auroit pu degénérer en brouillerie si nous n’étions pas aussi bons amis que nous le sommes ? Vous allez, sans doute, m’en demander le sujet : Voici la chose, telle qu’elle vient d’arriver.

J’avois pris la plume pour vous écrire ; J’avois même déja tracé quelques lignes sur le papier, lorsque mon très cher & très honoré Frere (je lui donne ce dernier titre qu’il mérite certa?nement bien, étant mon ainé de quinze ans) est entré dans ma Chambre. J’étois occupée dans ce moment à tirer au clair quelques Histoires Tragiques & lamentables arrivées dernierement ici ; d’un autré côté j’avois mis à part sur ma Table quelques jolies petites piéces de Vers : enfin je me disposois à vous faire de tout cela une espece d’Ambigue Tragi Comique qui vous auroit fait alternativement rire & pleurer, vous & votre Société, lorsque Mr. mon très féal & très amé Frere, s’etant avisé de jetter les yeux sur ces papiers : « Dispensez-vous, ma Sœur, m’a-t il dit avec toute la gravité d’un Caton, d’envoyer cela à notre Amie. . . Et pourquoi, lui ai-je répondu, ne le lui enverrai je pas ?. . . parce que, m’a-t-il dit, ce seroit de la peine, du tems, du papier, & des ports de Lettres de perdus. . . .Et pourquoi, lui ai-je repliqué, tout cela seroit-il perdu ? Pourquoi ?. . . Pour de très bonnes raisons, m’a-t-il dit. . . . Et quelles sont ces raisons, lui ai-je répondu ? . . . C’est qu’elle a déjà vu, & sçait tout cela, m’a-t-il aussi tôt reparti. . . . Et comment en pouvez-vous être informé, lui ai-je repliqué sur le champ ?. . . Comment, m’a-t-il dit ? Parce que j’ai tout envoyé à son aimable Cousin ; & vous sçavez que ces deux chers parents n’ont rien de secret l’un pour l’autre. . . . Fort bien, Monsieur, lui-ai-je dit d’un air & d’un ton piqué ; voilà encore de vos tours. Je n’ai qu’à vous laisser faire, Vous m’en jouerez tous les jours de nouveaux, & me traiterez bientôt comme un Zero en chifre. De quoi vous mêslez-vous, ai-je ajouté avec une vivacité dans laquelle il entroit un peu d’emportement ? Voilà donc comme vous tenez l’accord que nous avons fait ensemble ! Ne sommes-nous pas convenus que dans notre Correspondance vous ne vous mesleriez point. . . . Et là là, Ma chere Sœur, a-t-il interrompu, le crime est il si grand pour exciter votre colère ?. . . Assurément, lui ai-je répondu ; & vous mériteriez. . . . » Un baiser qu’il m’a donné m’a empêché de poursuivre, & a calmé le ressentiment où j’étois contre lui. Mais je ne sçai, Madame, s’il m’excusera auprès de vous. C’est la grace que je vous demande, & de ne me soupçonner ni de négligence, ni d’oubli, si je n’ai pas été la prémière à vous envoyer ces piéces & ces Histoires. Je suis fâchée que mon Frere m’ait prévenu ; mais, après tout, j’aime beaucoup mieux que ce soit lui que tout autre, puisque vous connoitrez du moins par là que notre empressement est égal à vous servir.
N’ayant dont point d’Histoire à vous presenter aujourdhui, je vais tâcher de vous amuser par l’Extrait d’un Ouvrage singulier dont on vient de nous régaler. Avant que de vous en dire le titre, il est à propos que vous sachiez qu’un de ces coureurs qui vont de Foire en Foire montrer des Curiositez, nous fit voir, il y a quelque tems, à notre Foire de S. Germain, un Animal qu’on n’y avoit encore jamais vu. C’étoit un Rhinoceros vivant, qui avoit été amené en France du fonds de l’Asie, ou des Deserts de l’Afrique. Tout Paris courut en foule voir cette espèce de Phénomene, & quoique cet Animal soit mort depuis ce tems, on n’a pas laissé de courir encore, pendant la dernière Foire pour aller voir sa figure & sa peau que son Maitre a fait remplir de paille, & avec laquelle il a tiré encore beaucoup d’argent de nos bons Parisiens. Comme vous les connoissez, Madame, vous n’aurez pas de peine à croire que leur simplicité ait été jusque-là ; mais ce que vous aurez peut-être plus de peine à vous persuader, quoique la chose soit exactement vraie, c’est que, tout laid & tout Monstrueux qu’étoit cet Animal, il a regné néanmoins ici, depuis ce tems, à la Toilette de nos Dames qui ont imaginé une façon nouvelle de Coëffures à qui elles ont donné son nom (a1 ). Nos Petits-Maitres, qui se sont toujours fait gloire de nous imiter, & même de nous surpasser en petitesse, ont de même inventé une espèce de harnois, qu’ils ont aussi décoré du beau nom de Rhinoceros. Enfin, comme s’il étoit arrêté que tous ceux qui veulent nous plaire doivent extravaguer, il n’y a pas jusqu’à nos Beaux-Esprits qui n’ayent pris du goût & de l’inclination pour ce vilain Animal (b2 ), jusque-là, qu’un de ces Messieurs en a fait le sujet d’un Poëme Epique en prose dont il vient de nous régaler. Il est vrai que dans le corps de l’Ouvrage il n’est pas beaucoup question de lui, mais son nom & sa figure se trouvent au Frontispice ; Il est un des premiers Acteurs qui paroissent dans le Poëme & pour ainsi dire l’Introducteur des autres.
Cette idée vraiment singulière en a fait naitre une autre qui ne l’est pas moins, & dire à un Sçavant des plus Caustiques que c’étoit domage que cet Animal fut mort ; car s’il avoit vécu, il ne doutoit nullement que ces Messieurs ne lui eussent donné, avec le tems, une place dans leur Académie. La chose, quoique étonnante, n’auroit pas été, après tout, absolument nouvelle pour vous & pour moi, Madame, qui avons lu dans de très anciens & très respectables Historiens, qu’un Empereur Romain fit autrefois à son Cheval des honneurs encore bien plus grands & plus extraordinaires (c3 ). Mais ce qui va vous surprendre, & à quoi vous ne vous attendez pas, c’est que ce titre risible dut cous annoncer une Satire de nos mœurs. Tout ce prétendu Poëme en prose se reduit pourtant à cela comme vous en jugerez vous même par quelques endroits des plus plaisants que je vais en extraire.

Trois Génies, qui font l’Amour du gain, la Curiosité, & la Renommée, conduisent en Europe, l’Animal Monstrueux qu’ils débarquent à Amsterdam. Cette première Station donne occasion à l’Auteur de peindre les habitants de la Hollande dont cette grande Ville est regardée comme la Capitale. Ces peules, dit-il, sous un extérieur simple, & même grossier, ont la secrette industrie de s’enrichir aux dépens du reste de l’Univers. L’Amour du gain, poursuit-il, vit avec plaisir qu’il n’y en avoit point sur la Terre chez qui on lui dressat plus d’Autels, que dans cette contrée. Du haut d’un Edifice qui dominoit sur toute la Ville, il contempla à loisir ces peuples laborieux qui mettoient toute leur industrie à conserver leurs Tresors, & à en amasser de nouveaux. Là il voyoit trainer des Chariots chargez d’Or & d’Argent ; ici les hommes & les Animaux gémissoient sous le poids des Marchandises les plus précieuses. Plus loin paroissent <sic>nn épais Banquier qui, d’une main endurcie à force de manier de l’Or, faisoit un payement de cette riche Monnoye qu’un Tirannique excompte fertilisoit en peu de tems. Il n’y appercevoit point de ces Mortels fainéants qui, semblables aux Frelons, s’emparent d’un Miel qu’ils n’ont point composé, de ces hommes lâches & paresseux qui regardant la Nature comme une Esclave qui leur est subordonnée, dédaignant même de lui demander leurs besoins, & dont la Vie ressemble à une Mort. Chaque habitant s’empressoit à l’envi l’un de l’autre de s’enrichir ; on peut dire même qu’il y avoit entre eux un défi continuel en vertu duquel chacun tendoit à ce but. Le travail même honoroit ceux qui étoient revétus des plus hautes dignitez.

D’Amsterdam, les trois Génies enlevent le Rhinocéros, & le conduisent à Paris. En passant au dessus des Tuileries, ils apperçoivent nos Femmes & nos Petits-Maitres qui y viennent, conduits par la Vanité. Ils y sont à la fois Spectateurs & Spectacle. Ils y mendient des regards & de l’admiration ; mais ils n’obtiennent que des régards, & s’admirent eux mêmes. . . . « Des Petits-Maitres, interrompit la Curiosité ! Et quels Animaux sont-ce là ? Les Petits-Maitres, poursuit la Renommée, sont une espèce particuliere d’Etres, mitoyens entre l’Homme & la Femme. Ils n’ont que la marque distinctive du premier, & souvent assez imparfaite ; pour tout le reste, ce sont des Singes du Sexe charmant. Mauvaise santé, Molesse, Minauderies, Fureur pour le nouveau goût, Singularité dans les habits & dans les expressions, difficulté à articuler, Etourderie d’aprêt, démarche voluptueuse ; Rien n’est à ceux, ils doivent tout à ce Sexe Prothée ».
Des Petits-Maitres, la Renommenée passe à une autre espèce de créatures qui n’est guére moins ridicule. Ce sont les Abbez, quelle définit ainsi : Un Abbé est un heureuse Créature, choisie pour dévorer, privativement à tous les autres, trois ou quatre Bénéfices dont il partage voluptueusement les revenus avec ses Maitresses, & quelques éleves de Bacchus. C’est, pour vous le mieux définir,

Un Etre Sémillant, Volage,
Une Femmelette en Rabat,
Ayant des Vapeurs par usage,
Et digérant mal par état,
L’Orateur né du persiflage,
Une Soubrette en manteau court,
Ministre élégant de Toilette,
Et dont la science est complette
S’il sçait la Nouvelle du Jour,
S’il entend à conter fleurette
En plaçant la Mouche & l’Aigrette,
Armes puissantes de l’Amour.

Apres ce portrait des Abbez, la Renommée donne celui des Nouvellistes. Elle passe ensuite dans les Caffez dont elle fait la description, & peint le ridicule de ceux qui fréquentent ces sortes d’endroits. Elle va de-là à la Foire S. Germain où elle fait une relation de ce qu’on y voit, & de tout ce qui s’y passe. Ensuite tombant sur la plus risible extravagance dans laquelle notre Nation ait jamais donné, je veux dire celle des Pantins *4 , elle s’exprime en ces termes : « Un Pantin de bonne grace a plusieurs fois aplani la route des faveurs. Un Pantin est un de ces chef-d’œuvres que le génie François, fatigué d’enfanter des prodiges s’est délassé à composer, il y a quelque tems. Il y a des Pantins Magistrats, des Pantins Abbez, des Pantins Petit-Maîtres, & des Pantins femmes de qualité ; & l’on n’étoit point à la mode si l’on n’avoit des Pantins. Un homme à bonnes fortunes s’est ruiné à entretenir chez lui quarante Ouvriers qui, le jour & la nuit, s’occupoient à faire de ces figures mouvantes qu’il distribuoit ensuite dans tout Paris à ses connoissances, & à ses Amis & Amies. Une Dame a vendu presque toute sa Garde-robe, & une partie de ses Bijoux pour avoir, dans son Cabinet de Toilette, cinquante Pantins des plus brillants. Enfin la vogue extraordinaire des Pantins, venant à diminuer à la Cour & dans la Capitale, les Provinciaux leur ont offert une retraite honorable chez eux ».

Après avoir ainsi tourné en ridicule a plus impertinente de nos sotises, l’Auteur du Poëme revient au Rhinocéros même, dont le spectacle lui offre un nouveau sujet de Satire. « Rien ne captivoit davantage, dit-il, la maligne curiosité de ceux qui se rendoient à ce spectacle, que la Corne de ce Monstrueux Animal. Elle donna lieu à des allusions & à des Epigrammes qui tourneroient toujours à la gloire de l’Amour & à la confusion de l’Himen. Chaque instant du spectacle étoit marqué par de nouvelles Avantures. »
Un Mari, dont sa chere Helene

Faisoit un second Ménélas,

Voit le Monstre, soupire, & recule trois pas.

Se flatant d’adoucir sa peine
Il quitte ces lieux ; mains helas !
Du préjugé l’ombre inhumaine
Le suit, & ne le quitte pas.

A peine la nuit sombre
L’invite par son ombre

A goûter le sommeil qui soulage nos maux ;

Des Songes la troupe volage
Vient interrompre son repos.
Grace à Messer Cocuage,

Notre Epoux se figure être un Rhinoceros
Que sa moitié conduit de Province ou Province

Pour le montrer aux Curieux.

Pour éveiller sa femme, il la mord, il la pince :
Ma bonne, lui dit-il, quel changement affreux ! . . . .
Je suis devenu Monstre. . . une Corne rebelle. . .

Tâte mon front. . . . Le malheur est nouveau. . . .
Vous n’êtes pas le premier, lui dit-elle,
Dont un vain songe a troublé le cerveau.

Enfin la folie de nos François & de nos Françoïses pour ce vilain Animal a été si grande, que, pour immortaliser sa mémoire, les Dames ont donné, comme je l’ai dit ci-dessus, son nom à une nouvelle espece de Coëffures que leur imagination, toujours fertile pour ces sortes de choses, leur a fait inventer, en quoi elles ont été imitées aussi-tôt par nos Petits-Maitres qui ont aussi donné le nom de ce Monstre à une mode nouvelle de harnois qu’ils ont fait faire à leur carosses.
Voila, Madame, une matiere telle qu’il en faut pour amuser la plûpart des personnes de notre Sexe. Je souhaite que l’échantillon que je viens vous envoye divertisse un peu celles qui composent votre Société que je salue.

J’ai l’honneur d’être &c.

Paris ce 23 Avril 1750.

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